L'Envol

Hrp : Quête solo pour Neelahn. /Hrp

Ravnica, la cité même, était d'une majesté absolue, avec ses tours immenses, ses failles profondes, ses ponts multiples et ses étendues qui tenaient plus de la plaine que de la terrasse dont elles étaient pourtant constituées. Des cascades titanesques, des arbres fondus à l'architecture et parfois presque aussi imposants que les tours elles-mêmes étaient des prodiges qu'on ne voyait pas dans les quartiers extérieurs de la Cité-Monde. Même si les quartiers neutres dans lesquels déambulait actuellement Neelahn n'étaient pas les plus fabuleux, ni les bâtiments les plus arrogants, mais ils avaient un charme indéniable. Misère et prospérité s'y mêlaient en une lutte plus évidente que partout ailleurs - sauf peut-être le quartier Orzhov et son marché. Les maisons étaient souvent colorées, des styles différents avaient dicté leurs formes aux maisons. La petite place sur laquelle elle se trouvait était particulièrement animée. Les étals aux ton terreux, vieux rose, jaune poussin ou mauves étaient pressés de toute part par les acheteurs, les vendeurs achalandaient et redoublaient d'inventivité lyrique pour vanter leur marchandise. La guide de Neelahn l'amena près d'un volubile marchand de primeurs. Les fruits et légumes de qualité étaient chers, mais l'orphelinat avait récemment bénéficié d'un don et madame Molyna allait pouvoir se permettre d'offrir à ses petits protégés quelque chose de plus goûteux que la nourriture fournie gratuitement par les Golgaris aux nécessiteux.

Neelahn était encore atterrie sans rien comprendre, dépaysée une fois de plus. Elle devait de nouveau retrouver ses marques, en plus d'un abri et éventuellement d'un travail. Heureusement, la tenancière de l'orphelinat avait repéré sans peine son air d'oisillon égaré et, en bonne maman poule, l'avait immédiatement prise sous son aile. Pour la remercier, la jeune fille l'aidait aujourd'hui à faire le marché. Mais madame Molyna avait en charge nombre d'enfants bien plus jeune qu'elle. Elle ne pourrait la garder longtemps et le lui avait expliqué. Il fallait qu'elle trouve du travail ou une nouvelle protection au plus vite.
Mais la jeune fille n'avait aucune idée du métier qu'elle pourrait exercer, ni même d'un apprentissage qui lui conviendrait. Être serveuse restait toujours la solution, mais elle était extrême, car les bars de bonne réputation n'étaient pas légions, et souvent les serveuses devaient rendre aux clients d'autres services.
Elle se creusait la tête à ce sujet quand soudain, il y eut un peu d'agitation sur la place. Les gens se serrèrent contre les étals, ouvrant une voie à quelque chose ou quelqu'un que Neelahn ne voyait pas encore. Un certain silence était tombé sur la place. Presque inquiétant. Quelques murmures circulaient.
Un centaure armé d'une lance et vêtu aux couleurs du Conclave avançait avec la majesté des palefrois, la tête haute. Ses cheveux retombaient en crinière sur ses épaulières de métal. Derrière lui, une dryade à la peau basanée, vêtue de blanc pur et chevelue de lierre, avançait de concert avec un humain. Ils discutaient d'une voix calme. Sur leurs fronts, l'arbre selesnyan était tatoué. La sérénité de leurs visages, la compassion dans leurs yeux, la grâce de leur démarche avaient de quoi couper le souffle. Une paix sanctive faisait retenir son souffle à l'assemblée. Les émissaires du Conclave avaient certes des bases dans le quartier neutre, et les ledevs patrouillaient sur les routes ravnicanes, mais les habitants du coin avaient rarement l'occasion de voir des personnages aussi élevés spirituellement, et qui diffusaient une telle aura.
Personne n'avait levé les yeux, ni regardé les toits.
Personne ne se doutait non plus qu'un viashino allait surgir d'entre deux étals, juste derrière les deux Selesnyens, et se jeter sur eux avec un couteau sale et ébréché mais terriblement affuté, en poussant un cri barbare. Mus par une perception anormalement élevée, les trois adorateurs de la Vie se retournèrent au moment même où il jaillissait, prêts à se défendre. Mais ils n'en eurent même pas le temps.
La flèche siffla, et l'agresseur tomba au sol.
Cette fois, tout le monde regarda les toits.
Mais elle ne se trouvait pas sur les toits. Perchée en équilibre sur le rebord d'une fenêtre qui dépassait à peine du mur d'une tour, l'archère fit un salut de la main aux Selesnyans, qui le lui rendirent avec gravité. Elle n'avait pas encore rangé son arc que deux nouveaux gobelins bondirent en hurlant également. Le premier lui lança une pierre, qui tomba bien en dessous d'elle. L'autre, en revanche, brandissait une boule orangée qui ressemblait désagréablement à un explosif izzet, qui avait la propriété de décupler son élan initial. Celui-là aurait pu mettre en danger l'elfe silhana sur sa tour. Mais alors que le gobelin venait tout juste de le lancer, alors que le centaure brandissait déjà son arme derrière lui, elle bondit et glissa sur le mur, pourtant lisse d'apparence, plus leste qu'une araignée. En quelques fractions de seconde, elle s'était mise à l'abri de l'explosion qui abîma la façade à l'endroit où elle se trouvait l'instant précédent. Le viashino fut embroché par le centaure, qui laissa toutefois fuir miséricordieusement le dernier, paniqué. Une flèche le fit hurler de terreur, tout en emportant son pagne, seul morceau de tissu qui cachait son entrejambe. La foule éclata de rire, et il courut de plus belle, poussant des grognements affolés. De nouveau sur un rebord, l'archère semblait - de loin en tout cas - s'amuser franchement. Une dernière flèche frôla son derrière écailleux avant qu'il ne réussisse à disparaître. Il ne risquait pas de revenir de sitôt.
L'exploit de l'elfe silhana avait laissé Neelahn bouche bée. Elle qui aimait tant grimper, elle sentit un désir irrépressible de suivre la femme dans sa course à la verticale...

"Hé bien, tu n'as jamais vu de marchesaillie ?" lui demanda Madame Molyna. Autour d'elle, des murmures de mépris et d'envie se mêlaient, tandis que les Selesnyans s'éloignaient. "Toi qui m'as dit aimer l'escalade ?" Elle rit en considérant sa protégée avec affection.

Après avoir raccompagné la généreuse matrone à l'orphelinat, Neelahn était ressortie seule. Désormais face à un mur, elle se servait de chaque aspérité pour continuer sa progression vers les nuages. Cette paroi était plus difficile que ce à quoi elle s'attaquait habituellement ; bien qu'elle fut de briques, elle restait relativement lisse. Mais ce à quoi elle avait assisté tout à l'heure la poussait. Elle voulait s'améliorer, atteindre l'agilité de la marchesaillie - nom ô combien séduisant et plein de promesses - pour, elle aussi, arpenter les murs comme son domaine. Essoufflée, elle atteint enfin le faîte de la haute maison et s'y laissa tomber. Elle avait encore beaucoup, beaucoup de progrès à faire.

"ça n'était pas si mal." annonça d'un ton appréciateur une voix masculine derrière elle. Neelahn sursauta : elle ne l'avait pas entendu arriver.
Un elfe, à la peau pâle et burinée à la fois, aux cheveux noirs et crépus réunis en un catogan, avançait avait grâce et assurance sur les tuiles comme sur des pavés.
"Molyna ne m'a pas dit de bêtises : tu grimpes bien. C'est prometteur." Son visage, aux traits affirmés et à la beauté elfique, avait la forme d'une lame de couteau. Il devait avoir une centaine d'année, peut-être cent cinquante. Ce qui équivalait pour les elfes à une petite trentaine chez les humains. Il était vêtu de cuir vert sombre, portait un arc à double courbure dans le dos, un carquois à la ceinture ainsi qu'un poignard. Ses oreilles étaient très pointues. Un bandeau de cuir beige finement maroquiné ornait son front. Des tatouages soulignaient l'ossature de ses sourcils, de son nez et de sa mâchoire de petits points violets. Il s'assit à ses côtés.

"Le peuple du sol nous appellent les souris des tours. Ils se moquent... Ils se moquent parce qu'ils ne peuvent pas nous suivre. Et derrière la moquerie, transpire l'admiration et l'envie. La plupart ne voit que notre capacité à échapper au danger. Peu voient la passion qui nous brûle." Il renversa la tête et s'abîma dans la contemplation des nuages qui s'étendaient paresseusement, comme s'ils allaient dormir aussi.
"Mon nom est Ulric. Ainsi, nous sommes sur un pied d'égalité, Neelahn."

**Je ne veux pas dire, mais la dernière fois que tu as fait une rencontre sur un toit, ça ne s’est pas très bien terminé… laissa échapper Sarah.
_ Lui n’a tué personne. Et il connaît Molyna, ainsi que mon prénom. De quoi jouer en sa faveur non ?
_ Je ne suis pas tout à fait convaincue.
_ Personnellement, je le trouve plutôt intéressant. Quoiqu’intéressant ne soit pas encore le bon mot. Attirant ?
_ J’aime bien ce qu’il a dit.
_ Il utilise de jolis mots, des mots qui résonnent quelque part.
_ Puis il faut avouer qu’il a quelque chose qui… captive.
_ Une sorte de beauté féline.
_ De grâce, surtout.
_ Oui, c’est vrai. Il n’a pas l’air méchant.**
Un sourire étira les lèvres de Neelahn tandis que ses amis donnaient leurs avis sans se préoccuper du sien. Dans le fond, elle était d’accord avec ce qu’ils disaient. L’elfe assis près d’elle paraissait être une promesse de partage et d’harmonie, d’un avenir qu’elle attendait sans en distinguer les couleurs. Une belle rencontre en perspective. En attendant elle était là, assise sur un toit, et ne savait que dire.
Inspiration.
« Je… »
Sa tentative échoua lamentablement. Expiration. Ulric détourna le regard des nuages pour le porter sur la jeune fille, une lueur amusée au fond des yeux. Il arqua un sourcil malicieux.
«  Je ne vous connais pas. Je ne sais pas qui vous êtes. Mais vous, vous connaissez madame Molyna, et vous semblez savoir qui je suis .»
Neelahn avait parlé très vite, énonçant des vérités pourtant évidentes sans l’avoir voulu.
**Sinon, tu peux éventuellement lui dire que vous êtes sur un toit. Je pense que c’est utile à préciser.** Le ton moqueur de Gabriel arracha un soupir à son hôte. Elle essayait tant bien que mal de rassembler ses idées qui s’effilochaient pareillement aux nuages les surplombant, elle n’avait certes pas besoin que des pensées parasites viennent la perturber ! Elle prit une nouvelle inspiration en lançant un regard aussi inquiet que plein d’espoir à Ulric.
« Qui êtes-vous ? Comment connaissez-vous Molyna ? Et… Pourquoi me parlez-vous ? »

Neelahn se redressa. Immobile, elle regardait l’elfe escalader la maison, chacun de ses mouvements l’éloignant un peu plus d’elle.
**Mais qu’est-ce que tu attends bon sang ? Vas-y !
_ Tu as la chance de faire des murs ton domaine ! Ne la laisse pas passer !**
Pourtant, elle ne bougeait toujours pas. Elle ferma les yeux. Avait-elle envie de le suivre ? Bien sûr que oui ! Tout son être brûlait de le rejoindre. Elle voulait s’élancer à sa suite pour découvrir l’ivresse dont il parlait, s’élever vers les hauteurs pour caresser l’horizon du regard. Elle ne parvenait qu’à respirer. Soupir. La jeune fille leva à son tour les yeux vers les étoiles, quêtant une aide improbable dans leur lumière douce et chaleureuse.
**J’ai peur.
_ Pourquoi ? Il a choisi un mur facile. Tu ne tomberas pas.
_ Je sais… Enfin je crois mais… Et si je n’étais pas capable ? Il a pris la peine de venir me voir, moi, il m’a proposé de le suivre… Ca veut dire que, d’une certaine manière, il croit en moi non ? J’ai peur qu’il se trompe. Et s’il se trompe, il sera déçu. Je serai déçue.
_ Ben ce n’est sûrement pas en restant là que tu le sauras !
_ Arrête de te prendre la tête.
_ Arrête de NOUS prendre la tête !**
Neelahn haussa un sourcil en entendant cette remarque. Elle leur prenait la tête ? Vexée, elle décida de ne pas répondre à Sarah. Elle chercha le marchesaillie du regard. Il avait presque fini ! Elle ne pensait pas que ses tergiversations avaient duré aussi longtemps. Une panique aussi intense qu’inattendue s’empara d’elle. Il ne fallait pas qu’il disparaisse ! Elle avait besoin de lui !
« Attendez-moi ! » hurla-t-elle. Elle ne reçut aucune réponse, rien qui aurait pu lui indiquer qu’elle avait été entendue.
Au bord de l’affolement, elle s’attaqua à la paroi qu’avait escaladée l’elfe avant elle. Elle se dépêchait, grimpant comme si sa vie en dépendait. Et, d’une certaine manière, sa vie en dépendait bel et bien. Elle glissa. Se rattrapa par miracle.
Un deuxième cri franchit la barrière de ses lèvres :
« Ne m’abandonnez-pas ! »
Toujours aucune réponse. Mais elle ne s’avouerait pas vaincue ! Elle continua farouchement son ascension, faisant fi des protestations de ses muscles. Ses mouvements étaient empreints de lourdeur, bien loin de la grâce dont Ulric avait fait preuve. Elle s’en rendit compte, et se demanda un instant si le rêve qu’elle caressait n’était pas chimérique.
**C’est bien là toute sa beauté !** Neelahn ne prit pas la peine de répondre à Lucie, mais la gratitude qui l’envahit le fit à sa place. Finalement, elle arriva au sommet. Elle était épuisée, son cœur battait à un rythme affolant, pourtant elle était heureuse.
C’est là qu’elle vit Ulric. Il était assis en face d’elle, un sourire ravi étirant ses lèvres. De toute évidence, il avait entendu ses cris. Le fait qu'il n'ait pas daigné répondre lui valu un regard courroucé. Il éclata de rire. Refusant d’entrer dans son jeu, la sans-guilde répondit par un grognement :
« Bon. Et on fait quoi maintenant ? »

Neelahn écoutait chaque parole avec avidité. Elle se sentait euphorique. Un monde nouveau s’offrait à elle. Pour un peu, elle en aurait frémi de plaisir ! Et elle n’avait pas peur. Elle ne craignait pas de devoir briser ses limites, que ce soit celles de son corps ou celles de son esprit. Elle ne craignait pas de rien connaître aux marche saillies. Elle se sentait faite pour ça. Elle se sentait en harmonie -enfin ! Ses doigts commençaient à la faire souffrir. Ses bras aussi, et ses jambes. D’une certaine manière, cette souffrance était une satisfaction personnelle. Elle savait que ses muscles, qui criaient grâce pour l’instant, s’endurciraient avec le temps. Et surtout, elle savait que peu importe la douleur, elle ne renoncerait pas.
**Serais-tu orgueilleuse par hasard ?
_ Peut-être. Mais ça fait du bien parfois !**
La jeune fille regarda Ulric. Elle lui était reconnaissante de lui avoir proposé de devenir marchesaillie. Elle lui était reconnaissante de l’avoir… Une question traversa son esprit, avec une telle force qu’elle ne put s’empêcher de la poser :
« Pourquoi moi ? Pourquoi m’avoir choisie ? Je n’ai pas de capacités exceptionnelles. Je veux dire que je… Enfin je… Pourquoi ? »

Ce n'était pas vraiment la réponse que Neelahn attendait. En réalité, elle aurait bien été en peine de dire ce à quoi elle s'attendait. Toutefois, cette réponse lui fit plaisir. Ses yeux se mirent à briller et elle sourit avec plus de conviction, sans trop savoir pourquoi. L'allégresse n'était pourtant pas le mot qui la qualifiait le mot, elle riait rarement, au contraire ! Pourtant ces mots sonnèrent justes, et elle éclata d'un rire frais et tourbillonnant.
"Merci ! Merci infiniment !" se réjouit-elle. Et son rire repartit de plus belle !
Ulric ne paraissait pas particulièrement étonné de la réaction de la jeune fille. Au contraire, il la regardait avec un sourire affectueux. Il attendit patiemment que celle-ci se calme, sans que son visage perde l'amusement qui l'éclairait. Cela ne tarda guère, et la Sans-guilde se sentie envahie par une énergie nouvelle, débordante de vitalité et de curiosité.
"Comment pourrais-je devenir marchesaillie ? J'aimerais en savoir plus !"

Un feu ardent dévorait Neelahn de toute part. Elle n'avait qu'une envie, attraper la main d'Ulric et s'élancer à sa suite. Son coeur semblait bien parti pour danser la salsa pendant des heures, et ses membres tremblaient non plus de fatigue mais d'excitation. Elle était bien loin du doute qui l'avait assailli quelques instants plus tôt, les mots de l'elfe résonnant en elle avec une force qui ne pouvait être qu'absolu. Pourtant, elle restait immobile, et seuls ses légers tremblements trahissaient l'irruption d'émotions et sentiments intenses l'ayant saisie.

** Eh, respire quand même ! **

La jeune fille, toute à son émoi, avait en effet oublier de respirer. Elle prit une grande bouffée d'air pur, mais ne bougea toujours pas. Elle voulait faire durer ce moment le plus possible, pour ce souvenir du sentiment qui l'envahissait à présent. La certitude flamboyante d'avoir trouvé sa Voie, enfin. D'avoir la chance de trouver sa place, quelque part dans les hauteurs.
Un sourire béat illumina son visage déjà réjoui lorsqu'elle empoigna la main d'Ulric avec une confiance inébranlable. Elle était prête pour son Envol.

Neelahn garda les yeux fermés un moment. Elle avait affreusement mal à la tête et avait eu, pendant un cours instant, l’impression que tout tanguait autour d’elle. Ses membres semblaient être en feu, il était parfaitement inutile de songer à les utiliser dans l’immédiat. Quant à son esprit… La disparition d’Ulric occupait toutes ses pensées. Elle essayait se souvenir à quel moment il avait bien pu la laisser, s’il avait attendu qu’elle s’endorme -d’ailleurs, quand s’était-elle endormie ?-, comment elle avait bien pu atterrir ici… Mais en réalité, la véritable question qu’elle se posait était : pourquoi ? Avait-elle fait quelque chose de mal ? L’avait-elle déçu ? Ou bien était-ce juste normal, devait-elle faire son apprentissage de marche saillie seule ? Oui, c’était sûrement cela. Il avait dit qu’elle devait faire la découverte seule.
Alors c’était tout. Elle serait seule. Encore. De nouveau la promesse d’une nouvelle vie, l’excitation face au changement, la foi en un bel avenir, de chouettes sentiments en somme ; mais encore l’ombre de la solitude qui, loin d’être nouvelle, ne la quitte jamais et au contraire, pèse toujours un peu plus lourd sur elle.
Elle essaya de relativiser, de se dire qu’après tout, elle ne connaissait Urlic depuis même pas vingt-quatre heures, et qu’il lui avait offert un beau cadeau en lui parlant des marche saillies, pourtant la sensation d’abandon persistait.  Sensation d’abandon, et quelque part, de trahison.

** Oh, allez Neelahn, arrête de t’apitoyer sur ton sort ! Il est parti ? Il t’a laissée seule ? Et après ? T’es tout à fait capable de te débrouiller par toi-même !
_ Ah, parce que tu te parles à toi-même maintenant ?
_ Oui, je pense que parler à soi-même peut se révéler être une bonne chose pour la préservation de la santé mentale. Enfin, parler à soi-même sans aucune pensée parasite, j’entends… **

Aucune réponse. Neelahn eut un léger sourire victorieux, et ouvrit les yeux. Puis elle se dit qu’elle s’était suffisamment reposée et décida de bouger.
Douleur.
La jeune fille ne put retenir une grimace de déformer son visage quand elle sentit tous ses muscles se mettre à geindre et à protester vivement lorsqu’elle les mis en mouvement. Elle serra les dents. Tant pis pour les pauvres membres qu’elle malmenait sans pitié, elle n’avait aucunement l’intention de rester ici plus longtemps. Lorsqu’elle réussit -enfin !- à s’asseoir convenablement, elle regarda autour d’elle. Elle était entourée par de hautes cheminées d’où s’échappaient des volutes de fumée inquiétantes, bien qu’aucune n’atteigne la taille de la sienne. Elle leva les yeux un instant, mais ignora les choses volantes qui encombraient le ciel, bien qu’elles n’avaient rien de rassurant. En se penchant un peu, elle vit que les prises pour redescendre étaient faciles mais, étant donné l’état dans lequel elle se trouvait, une désescalade n’était sûrement pas la chose la plus judicieuse à faire.

** Hep ! Rendez vous utiles un peu. Vous ne verriez pas un autre moyen de descendre que la cheminée même ?
_ T’as pas peur de risquer ta santé physique en plus de ta santé mentale en nous écoutant ?
_ …
_ Attends, je crois voir une passerelle… Ou non, en fait, je dirais qu’il y a une cheminée juste à côté de celle où tu te trouves, de l’autre côté… A moins que ce soit le toit d’un laboratoire Izzet ? Ou peut-être qu’il n’y a rien, qui sait ? Sûrement pas moi, désolé ma grande, va falloir que tu te débrouilles seule. **

Les trois autres se muraient dans un silence accusateur. De toute évidence, la remarque -tout à fait gentille et innocente- que Neelahn avait faite précédemment les avait vexé. Génial.
Nouveau regard lancé en contrebas.

** Bon, et bien je suppose que je vais tenter la désescalade, finalement. Et si jamais je tombe parce que mes muscles sont trop fatigués, ce sera tant pis pour moi… Et tant pis pour vous !**

Toujours le même silence obstiné. Agacée par ce manque de coopération, et n'ayant absolument pas l'intention de s'excuser, la Sans-Guilde préféra passer outre et se laissa glisser vers une première prise afin de débuter sa descente, faisant fi de la souffrance qui semblait vouloir s’intensifier à chacun de ses mouvements.

Au moment de se laisser suspendre à la force des bras, Neelahn se souvint d'une parole qu'Ulric avait eu au cours de cette nuit mémorable.
« Un Marchesaillie doit en tout premier lieu se réconcilier avec soi-même. Ensuite, seulement, il pourra marcher dans les airs. »
Elle hésita une seconde, cent mètres de vide sous elle. A cet instant précis, Gabriel dit d'une voix étrange :
**_ Neelahn... Je crois que j'ai trouvé un moyen de descendre de là.
_ Si tu es toujours vexé et que tu as décidé de jouer au même jeu que ta copine, oublie. répliqua-t-elle, acerbe.
Après s'être hissée de nouveau sur le sommet du pilier de brique, elle eut un soupir et reprit en adoucissant le ton :
_ ...Je t'écoute.
Elle sentit le soulagement de Gabriel que cette petite querelle soit terminée lorsqu'il lui répondit :
_Le ciel est incroyablement encombré... Des tas de trucs volants passent près de la cheminée, et certains sont franchement pas rapides... Ce serait plus simple, et moins fatiguant, non ?
_Oooh non ! Il est hors de question que tu tentes de te briser le coup sous prétexte que tu es trop pressée pour te reposer un peu ! s'insurgea Sarah.
Thomas parla à son tour, d'une voix blanche.
_En fait... C'est comme ça que tu es arrivée ici... Tu n'as jamais escaladé cette cheminée, je le sais quand je la regarde... Vous - ou toi du moins - êtes arrivés ici en marchant dans les airs...
**

**Wowowow, pourquoi tu m’dis ça comme si on allait tous mourir, ou qu’un truc super grave s’était passé ? J’ai pas escaladé cette cheminée, ok, j’vois vraiment pas ce qu’il y a de dramatique là-dedans !
Et Sarah, j’trouve ça légèrement ironique venant de ta part, sachant que tu m’as proprement envoyé chier quand je t’ai demandé de l’aide. Donc je me brise le cou si j’veux d’abord !**
En réponse, elle n’entendit qu’un long soupir collectif. Un sourire furtif traversa ses lèvres.
**Bon, bien sûr que non je le ferais pas. Du moins, pas volontairement. Bon, bah du coup je suppose que je suppose que je vais devoir m’amuser à… marcher dans les airs.**

Et c’est ce qu’elle fit. Elle quitta  sa cheminée pour se tenir sur un thermo-zeppelide indolent qui passait près d’elle -elle en choisit un plutôt lent délibérément, ne voulant pas mettre à l’épreuve ses capacités physiques plus qu’amoindries-, resta dessus un instant, puis alla sur une autre dès qu’elle fut assez proche. Et ainsi de suite. Sans faire attention à la direction qu’elle prenait. Pendant que son corps se mouvait d’une manière presque mécanique, son esprit ressassait la phrase d’Ulric.
«Un Marchesaillie doit en tout premier lieu se réconcilier avec soi-même. Ensuite, seulement, il pourra marcher dans les airs.» 
Qu’entendait-il par là ? Était-elle visée ? Elle n’avait franchement pas l’impression de devoir se réconcilier avec elle-même.
** P'tête bien qu'il parlait de nous ?
_ Euh...
_ Ben oui, c'est logique.
_ Ah... ?
_ Roh, t'es vraiment lente hein. Tant que tu nous en voulais, tu savais pas ce que tu devais faire, ni comment le faire, blablabla, j'passe sur toutes les interrogations qui t'ont traversées l'esprit parce que bon, ce s'rait un peu long quoi, et à partir du moment où tu as arrêté d'injustement nous en voulait, Thomas t'a dit comment tu avais fait pour venir jusqu'à la cheminée et t'a donc indiqué le moyen pour repartir. En d'autres termes, en te réconciliant avec nous, qui faisons partie de toi, tu as pu marcher dans les airs !
_ Oui bon ça va, j'ai compris là !**

Neelahn répondit d'un ton sec, ignorant volontairement le ton tantôt accusateur, tantôt triomphant de Gabriel, en se demandant tout ce que cela impliquait. Puis elle secoua la tête et chassa cette pensée, afin d'éviter qu'on lui reproche -encore- de se poser trop de questions.

Neelahn, contrairement à ce qu'elle aurait aimé croire, était loin d'être à l'aise sur le dos d'un zeppelide, sans prise réelle et à cinq cents pieds de haut. Elle refusa de regarder davantage en bas après qu'elle eut failli déraper en voulant se pencher au dessus du vide. Elle se laissa alors porter par son étrange transport, laissant par la même occasion aller ses pensées vers cette folle nuit de vagabondage à travers la ville qu'elle avait vécue.
Ce fut sans doute pour cela qu'elle ne remarqua pas que le thermo-zeppelide ne cessait de prendre de l'altitude, jusqu'à ce qu'il approche d'une remarquablement haute construction, toute en tours effilées et vastes plates-formes.
_Waaaaah... c'est vraiment...
_...Enorme, acheva Sarah.
Neelahn n'ajouta rien. C'était... Nivix, l'aire du Cérébropyre :

Spoiler:

Le zeppelide passa près d'une pointe qui défiait les cieux dans une audace tranquille, où Neelahn ne fut qu'à moitié surprise de trouver Ulric assis là, en tailleur, dos à elle et face au vide qui surplombait les nuages au dessus de Ravnica.
Neelahn sauta sans crainte du zeppelin sur l'étroite surface de pierre jaune, un mètre plus bas, et s'approcha d'Ulric.

Arrivée derrière Ulric, elle s'arrêta un instant. Elle croyait avoir fait son choix lorsqu'il lui avait proposé de la suivre à peine quelques heures plus tôt -une éternité, semblait-il-, elle croyait avoir trouvé une certitude inébranlable, un pilier en sa personne, mais se révélait être encore emplie de doutes. Un déferlement de questions tourbillonnantes envahi son esprit avec une force impérieuse. Avait-elle vraiment envie de le suivre ? Après tout, c'était sa quête, son chemin, et il n'appartenait qu'à elle seule de le découvrir. Et si la voie qu'il arpentait, celle-là même dont il lui avait montré une esquisse sous ses yeux émerveillés, et s'il n'était pas faite pour elle ? S'il s'était trompé sur son compte ? Et si, et si... Et s'il l'avait vraiment abandonnée ? Là était la véritable question. C'était tout à fait possible qu'il se soit rendu compte de son erreur et qu'il ait décidé de l'abandonner là où elle était. Après tout, elle pouvait très bien se trouver là, au même endroit que lui, tout à fait par hasard.  En vérité, Neelahn crevait de peur, immobile derrière l'elfe. Et elle commençait à en avoir sérieusement marre de ce sentiment.
Soudain, Ulric bougea. Ce n'était pas grand-chose -à peine un frissonnement-, mais ce simple mouvement suffit pour que Neelahn se rappelle de sa grâce féline. Une douce chaleur l'envahit et un sourire attendri naquit sur ses lèvres. Quoi qu'elle puisse dire, peu importe ses doutes, elle était liée à lui. Irrémédiablement liée. Son chemin n'aurait jamais existé s'il n'avait pas été là. Et l'émotion intense qui l'avait saisie lorsque l'elfe lui avait proposé de devenir marchesaillie était bien trop forte, bien trop authentique pour qu'elle puisse avoir ne serait-ce que l'ombre d'un soupçon. Elle ne s'était pas trompée. Ulric ne s'était pas trompé non plus. Et il ne l'avait pas abandonnée.

Apaisée, elle franchit le peu de distance qui la séparait du marchesaillie -son maître ? son mentor ?- d'un mouvement fluide et s'assit à côté de lui.
Silence. Regards. Partage.
Sans rompre cette quiétude qui s'était instaurée entre eux, Neelahn lui sourit, confiante. Cette fois, elle ne douterait plus.

** Le hasard n'existe pas. **