Aléas

Neelahn, assise sur les marches menant à une maison probablement inhabitée, accordait aux rares personnes qui s’offraient à ses yeux la même attention qu‘elle aurait accordé à une mouche posée près d‘elle, les regardant sans les voir. En réalité, elle était plongée dans une discussion avec Gabriel. Celui-ci tentait de lui expliquer ce qu’ils faisaient lorsqu’ils n’étaient pas dans sa tête. Voyant que son ami se débattait piteusement dans ses explications, Thomas vint à sa rescousse :
**_ Bon. Tu sais nous existons uniquement grâce à toi. Cependant, tu as sûrement pu constater qu’avant d’habiter… dans ta tête, nous avions eu une vie. Chacun de nous à son histoire, même si elle s’entremêlent toutes.
_ En gros, vous avez été arrachés à vos vies pour venir… Dans ma tête ? C’est ça ? Mais ça ne me dis pas ce que vous faites quand vous ne me parlez pas.
_ Non ! Nous étions morts ! Enfin, d’une certaine manière nous le sommes encore.
_ Ben vous êtes vivants ou morts alors ? La jeune fille était totalement perdue.
_ Ni l’un ni l’autre ! Nous sommes tous morts. On ne peut plus revenir dans nos vies, encore moins les reprendre là où on les avait arrêtées. Nous sommes simplement autre part.
_ Il y a une vie après la mort ? Qu’est-ce qu’il se passe ? Comment êtes-vous revenus ? Neelahn était avide de réponses, même si elle savait qu’elle n’en obtiendrait que peu.
_ La mort n’appartient qu’aux morts. Toi, tu es encore en vie. C’est donc de la vie dont tu dois te soucier. Sinon, comment sommes-nous revenus, c’est ça ? Voyons, tu n’as pas une idée ?
_ Ah… La magie, c’est ça ?
_ Exactement. Donc… Quand nous te parlons, nous voyons tout ce que tu vois, comme si nous étions près de toi. Quand nous ne te parlons pas, tout ce que tu vois, tout ce que tu fais est dans un coin de notre tête à nous, de sorte que nous puissions intervenir si nous le jugeons nécessaire.
_ Certes, mais que faites-vous pendant ce temps là ?
_ On fait notre vie, répondit Gabriel comme si c’était la chose la plus évidente du monde.
_ Je croyais que tu étais mort.
_ Nous le sommes, confirma l‘autre.
_ Mais… comment…
_ Bon, tu vois bien que tu l’embrouilles ! Intervint Sarah.
_J’ai juste voulu aider Gabriel… grommela Thomas, visiblement vexé.
_ Apparemment, tu n‘as pas atteint ton but. Bon, alors. Comme Thomas l’a dit, nous sommes morts. La vie que nous avons vécu auparavant est perdue à jamais, et même si nous nous en souvenons très bien, on ne peut plus y retourner. Nous n’existons que grâce à toi. Nous ne pouvons plus être morts, pas tant que tu voudras de nous. Mais nous ne sommes pas vivants non plus, puisque nous sommes rattachés à toi. Thomas avait raison tout à l’heure, quand il disait que nous voyons tout ce que tu vois. Et quand nous n’intervenons pas, nous nous baladons près de toi -car nous éloigner est impossible- en observant tout ce qui pourrait être utile à ta survie. Parce que si tu meurs, nous disparaîtront pour de bon, et nous préférons prolonger cette vie par procuration autant que possible. Cependant, nous n’existons pas pour les autres personnes. Nous pouvons voir ce qui se passe près de toi et qui échappe parfois à tes yeux, mais tu es la seule à savoir que nous sommes là. Et comme nous dépendons de toi, lorsque l‘on se détache de toi nous perdons certaines de nos capacités. Par exemple, nous devenons sourd au monde extérieur. Nous sommes uniquement capables de parler entre nous, et c’est pas toujours très simple.
_Bah voilà, c’était pas si compliqué !
Sarah eu une rire léger avant de disparaître de sa tête. Gabriel disparut lui aussi. Ne resta plus que Thomas. Neelahn attendait qu’il parle sans s’impatienter. Elle le connaissait bien et savait que, malgré tout, il était très timide.
_Tu sais que je n’ai pas eu une vie toujours très rose avant ma rencontre avec Lucie. Et même après, j’en ai bavé. Maintenant que nous vivons dans ta tête, le monde extérieur ne nous touche plus. C’est drôle, je ne me suis jamais senti aussi vivant que maintenant que je suis mort. Enfin bon, je voulais juste te remercier.
_C’est avec grand plaisir. Je vous aime bien. En réalité, vous êtes mes seuls amis. Je me sentirais horriblement seule sans vous. Mais je m’arrête là, je ne veux pas me transformer en guimauve mièvre, dégoulinante de sentiments.
_Les gens qui dégoulinent de sentiments te posent un problème peut-être ? Lucie venait de poser cette question sur un ton doux. Neelahn devina sans trop de mal le sourire qui dansait sur ses lèvres. Hélas, elle déserta sa tête sans attendre de réponse. Avec un rire discret, Thomas s’en alla également.**

Neelahn se passa la main dans ses cheveux, avant de se relever d’un mouvement souple. Elle se mit à marcher d’une allure légère, presque insouciante, sans tenir compte outre mesure des déchets qui jonchaient le sol. Elle observait les personnes qu’elle croisait pendant sa marche joyeuse, s’amusant à leur imaginer une vie palpitante, ou au contraire morne et sans intérêt, selon ses envies. Elle était en plein récit de la vie d’une quadragénaire, meurtrière d’une femme âgée de vingt ans. Elle avait tué cette dernière après avoir appris que le fils de son mari, avec lequel elle avait une relation tumultueuse et passionnée, en était fou amoureux. Alors que Neelahn finissait de s’imaginer les circonstances de l’assassinat, un mouvement furtif sur sa gauche attira son attention.
Un humain -mais était-il vraiment humain ?- venait de lui passer devant d’un pas relativement vif, avant de tourner au coin de la rue. L’affaire aurait pu s’en tenir là si la jeune fille n’avait pas remarqué un détail qui la stupéfia. L’avant-bras gauche de l’homme n’était pas là. A la place se tenait une sorte de mâchoire affreusement effrayante. Sans trop savoir pourquoi, Neelahn lui emboîta le pas.
**_N’y va pas ! Cria Thomas**
Elle chancela, le cri de son ami résonnant encore dans sa tête. Mais, une fois n’est pas coutume, elle ne tint pas compte de son conseil et continua sa marche désormais alerte.

Neelahn s'engouffra dans le dédale des rues du vieux Rav, comme l'appelaient les gens du coin. Elle enjamba un énième soiffard effondré sur les pavés, tourna à droite, aperçut une silhouette semblable à l'homme qu'elle avait remarquée tourner à droite, puis à gauche, à gauche, de nouveau à droite ... Elle connaissait heureusement un peu le quartier, et ne se laissait jamais vraiment distancer.
"Je n'en suis pas sûre, mais vu comme ces rues sont vides, peut-être devrais-tu songer- "
"Cache-toi !", abrégea Gabriel à la place de Lucie.
Obéissant par réflexe, la jeune femme s'abaissa derrière quelques caisses de marchandises. "Là, c'était vraiment juste...", murmura Thomas, comme si le petit humain qui venait de se retourner risquait de l'entendre. Neelahn, qui eut le temps de jeter un rapide coup d'œil avant qu'il ne tourne à nouveau au coin d'une ruelle. Il avait deux bras tout à fait normaux, si l'on oubliait le pourcentage considérable de graisse. De façon générale, l'étrange petit bonhomme était plutôt obèse, d'après ce que la jeune sans-guilde en avait aperçu, et ses habits l'incitaient à penser qu'il ne devait pas appartenir à une guilde, puisque d'après ce qu'elle en avait vu en quelque années, les guildés aimaient exhiber clairement leur appartenance via leurs sceaux ou leurs couleurs.
"Si je me souviens bien, ceux qui affichent leur richesse de façon discrète, comme ce pauvre et disgracieux nain, sont généralement des marchands assez aisés, mais sans-guilde.", confirma Lucie.
Alors que Neelahn se demandait brièvement dans quoi elle s'embarquait et qui pouvait être cet intriguant - dans tous les sens du terme - personnage, elle entendit un cri où se mêlaient surprise et détresse, qui provenait de la ruelle où avait bifurqué l'étrange petit humain. Le cri cessa rapidement, et des éclats de voix montèrent ensuite. Une discussion apparemment virulente venait de s'engager, et la vacuité des rues de ce quartier encore endormi garantissait à Neelahn que nul badaud ne risquait d'entendre les bruits de la dispute - personne sauf elle.

Neelahn sortit prestement de sa cachette. Elle se dirigea vers la ruelle avec une précaution exagérée, mais sans faire mine de s’y engager. Elle était affreusement curieuse de savoir ce qu’il se passait, cependant elle n’en oubliait pas la prudence pour autant. Du moins, jusqu'à un certain point. D’une manière discrète, espérait-elle, elle pencha sa tête vers la provenance du cri, mais ne put rien distinguer. Frustrée, elle se mit à faire les cent pas, tout en veillant à rester hors de vue. Puis, comme frappée par une illumination, elle fixa le mur d’un air songeur.
**Il ne m’a pas l’air trop difficile à escalader… Peut-être que je pourrais… Oui, c’est faisable. En haut, j’aurais plus de chance de voir ce qu’il se passe. Je dois donc…
_ Tu ne feras rien, jeune fille ! Tu retourne en arrière, oublies ce que tu as vu, et arrête de mettre ta vie en danger !
_ Je veux juste voir ce qu’il se passe. Je ne vais rien faire d’inconsidéré, ne t’en fais pas.
_ Neelahn… Tu n’as jamais été téméraire, pourquoi du jour au lendemain tu deviens suicidaire ? Car, outre le fait que tu n’es pas sûre de pouvoir escalader ce mur…
_ Je suis sûre d’y arriver !
_ Tu ne sais pas ce qui t’attends. Tout ça tiens à si peu de choses !
_ Je ne veux pas faire ma rabat-joie, mais je suis d’accord avec Thomas - pour une fois !
_ Personnellement, je pense qu’y aller ne peut pas faire de mal. Neelahn est grande, elle peut choisir elle-même. La protéger, oui, je veux bien… Mais on ne doit pas être constamment sur son dos ! On ne doit pas l’empêcher de prendre ses propres décisions. Puis, question danger, elle ne risque pas grand-chose. Une fois qu’elle sera sur le toit, nous irons voir où se trouve le petit bonhomme grassouillet, et donc, nous pourrons lui dire où se placer pour qu’elle puisse assouvir sa curiosité tout en ne se faisant pas remarquer.
_ Je ne suis que moyennement convaincu…**
Neelahn avait cessé d’écouter. Rassurée par les paroles de Gabriel, elle avait commencé son ascension. Les éclats de dispute parvenaient encore à ses oreilles, ce qui la poussait à accélérer le mouvement. Escalader ce mur était relativement aisé, malgré le fait que le toit soit assez haut. Les pierres étaient descellées par le temps, donc les prises faciles abondaient. Parvenue au sommet, elle regarde la sol d’un air vainqueur, retenant de justesse un cri de joie. Malheureusement pour elle, son triomphe fut de courte durée. Le vent se levait, et une bourrasque faillit la faire basculer. Elle récupéra son équilibre in extremis, en s’accroupissant. Tendue, elle guetta un bruit -ou un silence- signifiant que son tour d’acrobate lui avait valu de se faire remarquer. Il n’en fut rien. La dispute continuait de monter à ses oreilles, tandis que le vent continuait à balayer les toits. Son équilibre étant précaire, Neelahn espérait de toute ses forces que les rafales se calmeraient. Mais celles-ci n’avaient pas l’air de vouloir accomplir sa prière. Bien au contraire…
**Génial. Et maintenant, je fais quoi ? **

Les rafales de vent commençaient à perdre en force. Neelahn vit là une occasion de s’en aller loin d’ici avant que la peur qui lui nouait les entrailles ne prenne totalement possession de son corps. Elle commença à se relever, en s’agrippant partout où elle pouvait afin de maintenir un équilibre précaire. N’osant pas faire volte-face, elle avançait à reculons. Bien que plus calme, le vent gênait encore sa progression, si bien que Neelahn commençait à désespérer. Ses mouvements se faisaient saccadés, sa respiration haletante. Au terme d’un temps qui lui avait paru infini, elle arriva au mur par lequel elle était montée. Elle entreprit la descente avec, croyait-elle, précaution. En réalité, elle était tellement pressée de fuir qu’elle en oubliait toute prudence. Et la crainte était maîtresse d’elle au point de la couper de Thomas et les autres. Elle n’entendait pas les avertissements qu’ils s’évertuaient à lui faire, ceux-là même qu’elle aurait du écouter.
Elle tomba. Lors de l’impact, elle poussa un cri inarticulé, plus dû à la peur qu’à la douleur. Cela fut suffisant. Alerté par le bruit, l’homme qu’elle avait suivi vint voir ce qu’il se passait. Il trouva une jeune fille effrayée qui essayait de s’enfuir en rampant, ses yeux exorbités fixés sur lui. Il comprit rapidement ce qu’il s’était passé et, après avoir jaugé la situation, un sourire carnassier étira ses lèvres.
Fermant les yeux un instant, Neelahn adressa une dernière pensée à ses amis.
**Je suis désolée de vous avoir entraînés ici… J’aurais dû vous écouter. En tout cas, merci d’avoir été là. J’espère sincèrement que…
-C’est bon, arrête-toi là. On t’en veut pas.
-C’est nous qui devons te remercier.
-Puis rien ne nous dit que c’est la fin…**
Seul Thomas était resté silencieux, les mots étant inutiles pour exprimer ce qu'il ressentait. Une petite perle argentée caressa la joue de la jeune fille, comme si sa douceur pouvait la rassurer. La sans-guilde inspira profondément, et ouvrit les yeux. L’homme s’était encore approché.

Neelahn cligna des yeux. A ceci près que ce n'était plus vraiment un homme. L'obèse nonchalant et disgracieux qui s'approchait de Neelahn quelques instants auparavant avait laissé la place à un humanoïde de trois bons mètres de haut, à la peau d'un gris foncé, portant une lourde armure faite de plaques de métal noir et d'os. Des flammes apparaissaient et disparaissaient de façon aléatoire sur le derme cendreux de la créature. Son visage, si il était plutôt humain, comportait toutefois des crocs en nombre et en proportions qu'un gavial aurait envié, et le feu qui brûlait sur son crâne achevait de rappeler qu'il pouvait s'agir de beaucoup de chose, mais pas d'un être humain. Deux cornes d'un noir mat surplombaient ce faciès qui grimaçait d'une joie sadique.
"C'est vrai que là, on est quand même dans une mauvaise situation ..." murmura lentement Lucie, mais Neelahn ne releva pas ce parfait euphémisme, toute son attention concentrée sur la ... chose ... qui approchait. Qui s'arrêta. Et qui, bien que sa dentition aurait dû rendre la chose impossible, parla.
"Au mauvais endroit et au mauvais moment. Rien de plus, jeune humaine. Une dernière volonté ? Une dernière parole, peut-être ?"
"Ma vie m'est précieuse et, contrairement aux apparences, je ne suis pas la seule à en dépendre. Alors voilà fais ce que tu veux de moi mais, s'il-te-plait, épargne-moi - épargne-nous."
La créature pencha la tête sur le côté. Elle ne s'attendait visiblement pas à ce genre de réponse. Puis son sourire s'élargit.
"J'espère que tu ne regretteras pas tes paroles, humaine. Et tu ne manqueras à personne."
Une quantité impressionnante de mana bleu apparut au creux de la paume du monstre, jettant des lueurs aquatiques totalement incongrues sur les plaques rougeoyantes de son armure.
"J'ai toujours voulu essayer ça ..."
Neelahn sentit que les hydromanas se consumèrent ... et puis ce fut le chaos.
Une quantité invraisemblable d'images et de sons se succédèrent à une vitesse affolante. Des scènes se jouaient sous ses yeux à une vitesse telle qu'elle les percevait à peine. Des paysages apparurent et disparurent, de plus en plus vite. Elle avait l'impression d'être en apesanteur dans une tempête constituée non pas de vents, mais de temps et d'espace. Le cerveau de l'humaine donnait l'impression qu'il allait exploser, mais ce fut le contraire qui se passa : elle se sentit disparaître lentement dans ce maëlstrom de folie, liquéfiée par cette incompréhensible magie. Au dernier moment, juste avant de perdre conscience, elle eut l'impression d'accéder à une connaissance supérieure et indicible, comme si quelque vérité universelle lui était soudain servie sur un plateau ... puis elle ne vit plus que du noir.
Toutefois, le tourbillon de sensations avait cessé. Et elle sentait un sol sous ses pieds, bien tangible. Une lueur bleue apparut soudain, éclairant l'endroit où elle se trouvait.
Il s'agissait d'une petite cave, emplie de tonneaux et de caisse. Un brouhaha assourdi descendait du plafond, faisant penser à un marché Orzhov ou une taverne Gruul. Neelahn se trouvait face à l'escalier qui semblait mener à la surface, via une petite trappe de bois. Mais sur l'escalier était assis un petit homme obèse, dont l'hydromana illuminait la pièce. Il eut un sourire lorsqu'elle le remarqua.
"Avez-vous fait bon voyage ? Je vous présente mes excuses pour la brutalité dont j'ai pu faire preuve, j'étais un peu ... impulsif, à cette époque-là. Je vous propose donc mes excuses, si vous les acceptez, ainsi que mon aide. Je crois que vous pourriez en avoir besoin."
Le sourire de l'humain-chose se fit plus franc, et l'hydromana disparut. La lumière revint cependant rapidement, venant d'un mana blanc. Gabriel fut le premier à réagir :
"Il est capable de contrôler trois couleurs de mana différentes ! Je ne sais pas ce que ça veut dire, mais ce ... truc est définitivement louche."

Neelahn ne paraissait pas avoir entendu la remarque de Gabriel. Les paroles de la chose en face d’elle la préoccupaient. Avait-il vraiment dit « à cette époque-là » ?!
**Je crois bien que oui. Mais il t’a aussi proposé son aide.
_ L’aide d’un tueur ! intervint vivement Thomas.
_ Il n’a pas l’air de nous vouloir du mal.
_ Me voilà fort rassurée !**
Mais Lucie disait vrai. Quoi qu’elle fut, la personne ne semblait pas entretenir des intentions hostiles à son égard. La jeune fille se passa la main dans ses cheveux, tout en essayant de comprendre ce qu’il se passait. En vain. Pour essayer de se donner une contenance, elle regarda autour d’elle. Le sol était constitué de blocs de pierre grisâtre pour la plupart usés, agencés d’une manière tout à fait aléatoire. Les murs semblaient avoir été construits pareillement, si bien qu’il tenait du miracle que le tout ne s’effondre pas sur eux. Elle releva les yeux vers la trappe, qui contenait des fentes d’où s’échappait une brise fraîche. Un instant, Neelahn se demanda comment ce petit homme avait pu passer par là. Malgré elle, elle l’imagina se contorsionner pour descendre, ce qui lui arracha un sourire. Finalement, la sans-guilde reporta son attention sur l’escalier de pierre aussi hasardeux que le reste de la pièce. Le chose à l’apparence pour l’instant humaine n’avait pas cessé de lui sourire. Comme il l’avait épargnée, il n’y avait aucune raison pour qu’il la tue maintenant.
**Je pense aussi.**
Neelahn se lança donc :
_ J’ai fait… un « voyage » assez déroutant, merci de vous en soucier. Mais… Qu’entendez-vous par « cette époque-là » ? J’accepte volontiers vos excuses, même si je ne comprends pas pourquoi vous les faites, et j’accepterais pareillement votre aide si je savais pourquoi je suis censée en avoir besoin.
Son ton un peu guindé était celui qu’elle employait lorsqu’elle était mal à l’aise. Or, elle était effectivement très mal à l’aise en présence de ce personnage déconcertant.

Neelahn était sous le choc. Hébétée, elle fixait l’homme obèse sans réussir à admettre qu‘il disait la vérité. Ce n’était pas possible ! Non, ça ne pouvait vraiment pas être possible. Il ne pouvait tout simplement pas l’avoir envoyée dans le futur !
**Malheureusement si.
_ 9857 années, plus 9 années…
_ Oh, la ferme vous deux.
_ Serait-ce une rébellion ? Gabriel était hilare.
_ Je te dirais bien quelque chose, mais je suis trop polie pour le dire. Maintenant, chut.**
La jeune fille fut soulagée de voir que ses amis lui obéissaient. Ils se taisaient, mais ils étaient quand même là. Comme elle ne pouvait rien y changer, elle essaya d’oublier leur présence. Elle focalisa de nouveau son attention sur l’humain qui lui faisait face. Elle planta ses yeux dans le regard de l’homme, en y cherchant une chose qui aurait contredit ce qu’elle venait d’entendre. Elle ne la trouva pas. En colère, elle apostropha le petit homme avec véhémence :
 « Vous êtes un grand malade ! J’vous avez rien fait moi, j’avais rien demandé à personne ! Mauvais endroit au mauvais moment, peut-être, mais c’était vraiment nécessaire de m’envoyer des MILLENAIRES plus loin ?! Non mais sérieusement, vous auriez pu… Je sais pas moi, mais pas ça ! Comment je vais faire maintenant ? Oui, je sais, vous m’avez proposé votre aide, offre ô combien généreuse, mais… Vous n’aviez pas le droit ! On ne fait pas ça aux gens ! J’avais une vie, figurez-vous ! »
**Menteuse. Nous sommes les seules personnes auxquelles tu adresses la parole régulièrement.
_ Malheureusement pour moi !**
Neelahn soupira. Son ami avait raison, elle n’avait pas de vie véritable. Aucune attache, aucune personne à laquelle elle manquerait, aucun lieu qu’elle appréciait particulièrement. Dans le fond, la seule chose qui la dérangeait était de ne pas avoir été prévenue. De ne pas avoir eu le choix. Maintenant, cela ne servait à rien de s’énerver contre l’homme qui avait malgré tout décidé de l’épargner. Surtout qu’elle avait vu un bref aperçu de quoi il était capable. Voyant qu’il s’apprêtait à parler, elle reprit la parole sur un ton plus doux :
« Désolée. C’est une nouvelle assez perturbante à entendre. Hum. J’accepte volontiers votre aide. Mais, s’il-vous-plaît, promettez moi de ne plus recommencer de faire un truc du genre sans m’en avertir. Histoire de préserver ma santé mentale. »

Neelahn considéra un instant le petit homme-chose, avant de poser son regard sur l'escalier, et la porte qui le surplombait. Elle soupira. Les paroles de l'être lui faisant face avaient tout d'abord provoquées un cataclysme en elle. Plusieurs émotions contradictoires. Tout ça avait été balayé par une puissante vague de lassitude. Elle avait besoin de lui, c'était évident. Elle ne savait presque rien du monde qu'elle habitait désormais, tous les repères qu'elle avait mis tant de temps à rassembler venaient d'être réduits à néant. De quoi être un peu blasée.
**Euh, un truc surpuissant te garantis que tu n'auras affaire à aucun brigand, et tu trouves les moyens de se sentir blasée ? Ca va, t'as pas trop l'impression d'être exigeante ?** La jeune fille sourit en entendant la remarque. C'est vrai, après tout, elle ne pouvait pas trop se plaindre.
**Tu viens juste d'être transportée dans le futur... Et quelques millénaires, ce n'est pas rien ! Je pense que tu peux te plaindre.** Bon, finalement si, elle pouvait se plaindre. Mais elle n'en avait pas envie.
"Et bien, je ne suis pas sûre de vouloir savoir quel est le prix que je devrais payer... C'est pas forcément une perspective qui m'enchante. Mais bon. En attendant, j'aimerais bien sortir d'ici ! Pas que l'endroit me déplaise hein, mais je suis curieuse de découvrir Ravnica telle qu'elle est aujourd'hui !"

Toujours souriant, le petit obèse souleva la trappe au-dessus de lui. Un flot de lumière se déversa dans le petit cellier, accompagné du brouhaha commun à toute place ravnicane qui tient marché. Une fois sortie de la cave à la suite de son compagnon de circonstances, Neelahn se retrouva sur une place que le panneau non loin désignait comme la "Place Fruitière". Plusieurs dizaines de stands faisaient concurrence pour vendre les derniers melons dindins de la saison, avec ici et là des étals de colifichets et autres bijoux de basse qualité.
L'endroit était bruyant et bariolé, agité et peuplé. Ici et là, des Boros parcouraient d'un regard austère la foule qui se pressait entre les étals.
**Au moins une chose n'a pas changé dans la cité-monde !**
Légèrement étourdie par le spectacle animé, la jeune sans-guilde mit quelques instants à remarquer que le petit humain lui tirait la manche. Lorsqu'elle se tourna vers lui, il lui montra le ciel du doigt sans rien dire.
Elle crut d'abord qu'elle se trouvait dans une des nombreuses cavernes neutres, avant de se rendre compte que ce qu'elle prenait pour le plafond bougeait. La surface grise et bosselée glissait avec fluidité et lenteur au-dessus des grands immeubles ravnicans. Juste en dessous, de petites silhouettes aux proportions de fourmis voletaient à droite, à gauche. Neelahn reconnut le profil élancé de deux chevaucheurs de rokhs de la Légion, les contours acérés d'une chauve-souris de l'Essaim Golgari, ainsi que plusieurs srânes messagers.
Nihil devança sa question.
"Le trafic aérien s'est considérablement densifié au cours des quatrième et cinquième millénaires. Cela est dû à la croissance urbaine toujours plus forte, tant et si bien que même le Prahv a eu droit à trois nouveaux étages. C'est tout un autre monde qui existe là-haut.
Et la bête immense qui fait de l'ombre à tout le Quartier neutre est une Stratozeppelide, une créature des Simics."
Durant quelques instants, Neelahn ne sut pas quoi dire. A son époque, les zeppelides, ces paisibles et gigantesques herbivores volant, étaient aussi rares qu'un Baloth dans Solcastel. De temps en temps, quelque riche Orzhov en louait une pour impressionner ses clients, et des pâtés entiers de maisons les voyaient glisser paresseusement dans les airs au-dessus d'eux. Mais il n'y avait aucune commune mesure avec le léviathan qui passait en ce moment dans le ciel. Il était même impossible de voir où commençait et où finissait la bête.
"Il paraît que durant les migrations annuelles, le soleil est caché durant des jours entiers. Viens, il y a encore beaucoup de choses que tu dois savoir."
Sans l'attendre, Nihil se dirigea à pas mesuré vers la ruelle la plus peuplée.

Neelahn écoutait distraitement son interlocuteur, préférant observer ce qu'il se passait autour d'elle. Jusqu'au moment où Nihil se tut, attendant visiblement une réaction quelconque de sa part.
**Euh zut, c'était quoi l'autre proposition déjà ?**
La question de Neelahn n'attendait pas de réponse, c'était juste la manifestation de sa nervosité croissante. Trop de changements étaient survenus d'un coup, elle oubliait déjà ce que son guide lui avait dit sur les métamorphoses qui s'étaient produites au sein des guildes. Autant dire que rester seule dans la cité-monde relevait carrément du suicide... L'offre de Nihil avait quelque chose de rassurant dans cet univers pour ainsi dire inconnu. La jeune fille regarde celui qui était responsable de sa présence ici. Un soupçon d'ironie était toujours présent dans son regard, le reste de son visage ne montrant qu'une simple curiosité.
Il ne l'effrayait plus, à présent. De toute manière, qu'avait-elle à perdre ? Faire durer cette réflexion stérile ne servirait à rien, sa décision était prise.
"Eh bien, je suppose qu'il existe pire comme protecteur..." avança-t-elle avec un sourire timide. Elle se passa fébrilement la main dans ses cheveux, fronçant légèrement les sourcils, puis rajouta sur un ton exagérément inquiet :
"Enfin... Tu n'as plus aucune raison de me tuer maintenant, non ?"

Bah je sais pas si MJ06 avait autre chose de prévu en tête, m'enfin comme j'ai accepté la proposition de Nihil, ça m'semble bon.